Parmi les multiples rebondissements de la période révolutionnaire française, la Convention nationale chargea en septembre 1792 un Comité de constitution de rédiger un projet de constitution. Condorcet, désigné rapporteur, en fut le principal artisan. Le projet qu’il présenta à la Convention nationale en février 1793 fut qualifié par certains à l’époque comme « la Constitution la plus démocratique qui puisse être donnée à une grande nation » et est considéré encore aujourd’hui (L. Jaume) comme d’une « audace démocratique…très grande (inégalée jusqu’à aujourd’hui) »[1].
Ce projet, tout en soutenant le principe d’une représentation nationale élue, proposait également, en articulation avec une division du territoire en Assemblées primaires, Communes, puis Départements, la possibilité de l’initiative populaire, soit la faculté pour les citoyens de provoquer, selon une procédure précise, une décision en matière législative ou constitutionnelle. Bien qu’il fut rejeté par une majorité jacobine et tomba alors dans les oubliettes de l’histoire française, l’idée d’initiative populaire connut une grande postérité : en Suisse d’abord qui fut la première à l’instituer et à la mettre en œuvre à partir de 1845 (au niveau des cantons dans un premier temps, puis ultérieurement et pour partie au niveau fédéral) ; de là l’idée passa sur la côte ouest des États-Unis où de nombreux états fédérés l’adoptèrent entre 1890 et 1920[2]; on la retrouve aujourd’hui dans de multiples pays et notamment, pour prendre un exemple très proche, en Allemagne dans tous ses états fédérés.
L’idée de Condorcet était la suivante[3] : plutôt que d’être contraints à faire entendre leur voix dans la rue, voire d’utiliser la force (on est en pleine période révolutionnaire !), et au nom de l’égalité fondamentale entre les hommes, les citoyens doivent toujours pouvoir disposer d’un moyen légal de réformer les règles existantes comme d’en faire promulguer de nouvelles.
Moyennant le recueil initial de 50 signatures de membres de l’assemblée primaire (subdivision de base du territoire regroupant entre 450 et 900 citoyens et où ceux-ci doivent exercer leurs droits politiques), un citoyen peut mettre à l’ordre du jour de son assemblée primaire sa proposition. Si celle-ci obtient une décision favorable, elle est soumise aux autres assemblées primaires de la commune, puis, moyennant décision favorable d’une majorité d’entre elles, à l’ensemble des assemblées primaires du département et enfin au Corps législatif, qui peut soit l’adopter (selon des modalités précises qu’il serait trop long de reprendre ici), soit la rejeter, mais, dans les deux cas, en courant le risque que les assemblées primaires d’un autre département s’opposent à la décision d’adoption ou de rejet, ce qui provoque la consultation générale de toutes les assemblées primaires du pays. Si celles-ci confirment la décision du Corps législatif, la procédure s’arrête, sinon celui-ci est dissous et de nouvelles élections ont lieu.
La proposition de Condorcet mêlait donc initiative citoyenne, diverses délibérations échelonnées du niveau local jusqu’au Parlement national et le référendum comme moyen final d’arbitrage. Ainsi se dessinait une conception originale de la « souveraineté populaire » combinant à tout le moins
- un espace politique ouvert à tous les citoyens et proche d’eux : les assemblées primaires au sein desquelles se déroulent diverses élections (notamment législatives) ainsi que les délibérations relatives à des modifications constitutionnelles ou législatives, d’initiative ou non
- une assemblée nationale formée de représentants élus (à partir des assemblées primaires) et renouvelée tous les ans (!)
- des mécanismes d’interaction continue entre ces deux pôles – dont aucun ne concentre le pouvoir formel d’initiative et de décision – organisant une souveraineté que l’on pourrait qualifier de « dialectique »[4].
[1] Cité dans Anne-Cécile Mercier, « Le référendum d’initiative populaire : un trait méconnu du génie de Condorcet », Revue française de droit constitutionnel 2003/3 (n° 55), p. 484, note 7.
[2] Andreas Auer, http://www.college-de-france.fr/site/pierre-rosanvallon/seminar-2014-03-19-10h00.htm
[3] Anne-Cécile Mercier, « Le référendum d’initiative populaire : un trait méconnu du génie de Condorcet », Revue française de droit constitutionnel 2003/3 (n° 55)
[4] Pour Lucien Jeaume, « la souveraineté du peuple chez Condorcet n’est pas dans l’élection, mais dans les divers actes par lesquels les citoyens répondent à l’initiative du corps législatif, ou développent une initiative propre. C’est d’ailleurs pourquoi la volonté générale ne saurait résider dans le peuple seul, mais émane du mécanisme général des interactions. (…) La volonté générale devient un processus et non une entité (…) », cité dans Anne-Cécile Mercier, op.cit., p.500.
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