« La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action » H.Arendt, La crise de la culture.
Les attentats du 22 mars auraient-ils commencé de déstabiliser la société belge ou révèlent-ils la fragilité de nos « démocraties représentatives » ?
Un sondage du Soir
Le sondage paru dans le Soir du premier avril 2016 exprime pour le moins un « flottement de l’âme » des citoyens belges : 79% des sondés en faveur d’ « un pouvoir fort pour mettre de l’ordre dans tout cela » ou 50 % qui ne rejettent pas l’équation « réfugié = musulman = terroriste » mais aussi 73% pour investir un euro dans l’enseignement et la culture pour tout euro investi dans la sécurité ou 59 % de Belges qui voudraient plus de projets et de valeurs pour les jeunes…
En tant que lecteur, en tant que citoyen belge, comment interpréter ce sondage (en supposant que sa méthodologie est valide)? C’est une photographie de l’état des opinions individuelles telles qu’elles s’expriment de façon isolée (par internet) sur base des informations dont chacun dispose et sans échange d’arguments. Or, nous sommes dans une période qui ajoute à des tendances de fond négatives (l’incapacité des institutions politiques à remettre en cause une économie qui accroît les inégalités sociales et les risques environnementaux, la défiance subséquente des citoyens vis-à-vis de ces institutions) un niveau de menace à court terme oscillant entre 3 et 4 ! Etant donné ce contexte, on aurait presque envie de dire que ce type de sondage aurait pu être pire ! En effet, c’est un peu comme si vous demandiez à un jury d’assises de se prononcer au sujet de la culpabilité d’un accusé avant les débats (auditions de témoins, d’experts, plaidoiries) et sans délibération entre eux et donc sur la seule base des informations parues dans les médias.
À quand un sondage délibératif ?
Il serait certainement intéressant de connaître les résultats du même sondage effectué auprès d’un échantillon représentatif de la population rassemblé en un même lieu, après qu’il ait bénéficié d’une information équilibrée, auditionné des témoins et experts et enfin délibéré par petits groupes puis en plénière, le tout couvert par les médias et même retransmis par la télévision ou sur le net. Cette méthode exigeante, appelée « sondage délibératif », existe depuis de nombreuses années et a été testée dans divers pays. Elle a montré, comme d’autres outils démocratiques et à l’opposé de l’idée d’une compétence exclusive des représentants élus, la capacité des citoyens, lorsqu’ils sont mis dans de bonnes conditions, de se pencher sur des questions complexes, d’en comprendre les enjeux et de donner des orientations pertinentes. Cela nous permet de croire que, comme dans le cas des jurys d’assises, plus nous, citoyens, aurons de responsabilités effectives, plus nous les exercerons avec prudence. Inversement, ne pourrait-on se risquer à dire que plus les responsabilités effectives des citoyens seront réduites, plus elles risquent d’être exercées de façon extrême ?
Donc, pour tenter de répondre à la question posée au début de ce texte, je dirais : les deux ! En effet, les attentats du 22 mars pourraient se révéler capables de déstabiliser la société belge en raison de la fragilité de notre « démocratie représentative », qu’ils mettent à l’épreuve. Ils ajoutent une insécurité proprement physique à une insécurité sociale et environnementale qui étaient déjà de plus en plus ressentie, ils accroissent encore la perte de légitimité des institutions politiques représentatives en renforçant le sentiment éprouvé de leur impuissance. Certes, avec la présence de l’armée et l’accroissement des forces de police dans les lieux publics, l’Etat rappelle aux citoyens –qui n’y croient plus vraiment, selon le sondage – qu’il possède « le monopole de la violence légitime » mais c’est bien la dernière carte qui peut être jouée, un certain temps.
Comment sortir « par le haut » de cette situation critique ? Certainement pas si on ne s’attaque pas aux causes profondes de celle-ci et encore moins sans faire appel à la contribution active des citoyens dans le choix des orientations fondamentales de leur société. La démocratie ne peut se résumer au simple dépôt d’un bulletin de vote dans une urne.
La concurrence libéralisée contre la démocratie
Une cause profonde des impasses actuelles réside dans la « sacralisation », par les forces néolibérales qui dominent la pensée politique en Europe, de la concurrence économique, présumée porteuse de croissance, et de la « libre » circulation des capitaux. Les règles européennes actuelles ont pour effet de mettre en concurrence entre eux l’ensemble des pays membres : chaque pays souhaite renforcer la compétitivité des entreprises présentes sur son territoire, garder ou attirer les investisseurs par des mesures fiscales (par exemple les intérêts notionnels ou la non taxation des plus-values) et sociales (compression salariale, exclusion du chômage, réduction des prestations de la sécurité sociale…). La même pression compétitive empêche de prendre les mesures nécessaires en matière environnementale ou de faire appliquer rigoureusement les mesures existantes : les mesures de réduction des émissions de CO2 sont ainsi toujours largement insuffisantes tandis que la régression alarmante de la biodiversité semble absente des radars politiques. Nous sommes dès lors aspirés dans une spirale descendante, l’amélioration de la compétitivité relative d’un pays entraînant les autres à renforcer la leur et ainsi de suite… Et n’oublions pas que cela se fait toujours plus à l’avantage des « apporteurs de capitaux » de chaque pays et au détriment des salariés.
La gauche européenne elle-même est prise au piège puisque le droit européen s’impose à tous et un changement de majorité n’y pourra rien. Seule une modification des traités européens – ou, peut-être, une miraculeuse volonté politique d’interpréter ceux-ci dans le sens d’une plus grande solidarité – permettrait de desserrer l’étau (qui se resserrerait encore via des accords de « libre échange » tels que le CETA ou le TTIP). Mais comment obtenir l’accord des gagnants du système actuel ? L’échec du combat mené par la gauche grecque pour « adoucir » l’application des règles comptables et budgétaires européennes a illustré combien ces dernières constituent un outil puissant de soumission des pouvoirs publics contraints à l’équilibre budgétaire dans le contexte de dumping fiscal et social évoqué plus haut. Et comme la croissance espérée reste une chimère, l’absence de recettes budgétaires supplémentaires entraîne obligatoirement un report de charge sur d’autres agents économiques que les détenteurs de capitaux et/ou la réduction linéaire des dépenses publiques, par exemple en matière de justice, dans les services non marchands (santé, culture, enseignement…) ou dans les investissements favorables à la transition écologique (isolation des maisons, transports en commun, protection de la biodiversité…).
Ainsi, quasi mécaniquement, mais pas sans que certains n’en soient responsables, s’accroît l’injustice sociale et se rapproche le mur des crises environnementales. Ainsi, les orientations fondamentales en matière de justice sociale et d’environnement échappent de plus en plus au débat démocratique. Et c’est pour le pire! Comment expliquer que les pays européens persistent à mener des politiques complètement erronées (qui n’atteignent pas les objectifs annoncés) et aux conséquences de plus en plus insoutenables? Peut-être fondamentalement parce que la démocratie européenne est défaillante et les démocraties nationales insuffisantes.
La démocratie européenne est défaillante parce qu’elle ne soumet pas réellement les décideurs européens (les chefs de gouvernement lors des Conseils européens, la Commission et son administration, et même le parlement européen) à la pression d’une population européenne bien informée par des délibérations publiques entre points de vue divergents. Pour nombre de décisions, il n’y a tout simplement pas de discussion publique. Pour les questions les plus sensibles, la pression peut éventuellement s’exercer au niveau national mais il est alors toujours possible pour les dirigeants d’invoquer, sincèrement ou non, un rapport de force défavorable ou un impossible consensus européen. Par conséquent, mêmes les notions de reddition des comptes et de responsabilité politique sanctionnable par les élections (notions de base d’une conception déjà minimaliste de la démocratie) sont vidées de sens à ce niveau. Il y a donc urgence à reconstruire une démocratie européenne qui puisse faire le choix d’être sociale et écologique.
Besoin de démocraties fortes
Nous avons besoin à cette fin de démocraties nationales (pas nationalistes!) fortes, porteuses de projets délibérés publiquement, où les questions de politique économique, de justice sociale et de transition écologique sont explicitement débattues, sans tabou, quitte à remettre en cause le conservatisme idéologique de certaines institutions européennes (la tentative grecque en fut un exemple partiel). Nous n’y arriverons qu’avec la contribution active de nombreux citoyens et de nouvelles institutions qui la valorisent et lui donnent une place réelle dans le processus de décision. Seul plus de démocratie pourra rendre nos démocraties suffisamment fortes pour résister à l’hégémonie de l’idéologie économique néolibérale, ainsi d’ailleurs qu’au défaitisme politique.
C’est cela qu’il faut opposer à ce toxique sentiment d’impuissance qui fait espérer en « un pouvoir fort pour mettre de l’ordre dans tout cela ». Une capacité d’agir en tant que citoyen ! Dans la vie quotidienne, c’est souvent quand on découvre comment agir que l’on parvient à se libérer d’un malaise lié à un problème qui semblait insoluble. Pourquoi en irait-il différemment dans les affaires publiques ?
Nous devons retrouver une capacité d’agir en tant que citoyen. Nous avons besoin d’une démocratie forte, d’un pouvoir d’agir ouvert à un maximum de citoyens. La démocratie ne se résume pas à l’élection, suivie du gouvernement de la majorité : ça, c’est la porte ouverte à un « pouvoir fort » dès que les institutions apparaissent incapables de résoudre les problèmes (ce qui est le cas). La démocratie, c’est aussi une façon de vivre ensemble, à égalité, dans la tolérance, avec un sentiment de responsabilité pour la bonne marche de la vie collective. Et une telle identité démocratique forte, partagée par les citoyens, a besoin d’être stimulée et renforcée par des institutions adéquates. Outre une société civile dynamique (syndicats, associations, ONG, mouvements citoyens…), une démocratie forte a besoin d’institutions politiques qui se remettent en question et redonnent des responsabilités effectives aux citoyens.
Pour une reconquête démocratique
Pour consolider nos démocraties de plus en plus fragiles, il est grand temps de chercher à s’appuyer sur les citoyens, au travers de dispositifs décisionnels bien conçus et s’inspirant des nombreuses expériences en la matière. Les multiples dispositifs de participation sans pouvoir de décision ne suffisent plus, la (future ?) consultation populaire régionale est insuffisante (on le voyait déjà au niveau de la consultation populaire locale). Il faut donner aux citoyens plus d’occasions de réellement décider, en commençant par le terrain local car il est le plus facilement appréhendable, celui où l’on peut voir rapidement des résultats (ce qui renforce l’envie d’agir) et celui qui ne demande pas de déplacements importants aux participants (ce qui constitue un problème non négligeable). En guise d’exemple, on citera la ville de Grenoble, en France, qui met en place depuis deux ans différents dispositifs particulièrement intéressants : votation d’initiative populaire, budgets participatifs…
Il faut également renouveler progressivement mais en profondeur les institutions démocratiques au niveau des entités fédérées et au niveau fédéral, toujours dans le sens d’un pouvoir de décision confié plus largement aux citoyens. David Van Reybrouck a tenté de déblayer le terrain dans son livre « Contre les élections ». On peut imaginer par exemple un Sénat fédéral – voire des sortes de « commissions indépendantes » au niveau régional – renouvelé régulièrement, composé de citoyens tirés au sort sur des listes de volontaires, qui pourraient bénéficier de formations adéquates et seraient chargés de certaines décisions spécifiques. Ou l’instauration du référendum d’initiative populaire, à tout le moins pour donner la possibilité aux citoyens de bloquer l’adoption de certaines lois (plutôt que de devoir manifester massivement sans réel espoir d’aboutir). Ce qu’il faut surtout aujourd’hui, c’est ouvrir largement et publiquement ce débat institutionnel d’une tout autre nature que le néfaste débat communautaire.
Aux replis identitaires, au terrorisme, mais aussi aux inégalités sociales et aux risques environnementaux croissants, il faut opposer des institutions démocratiques fortes et solidaires qui reposeront sur un exercice des responsabilités élargi au plus grand nombre de citoyens possible. C’est dire que nous visons un changement à la fois radical et global: une révolution?… Oui peut-être au sens de Castoriadis: ni guerre civile, ni effusion de sang mais changement de certaines institutions centrales de la société par l’activité de la société elle-même… « La révolution signifie l’entrée de l’essentiel de la communauté dans une phase d’activité politique, c’est-à-dire constituante. »
Comment faire entrer progressivement l’essentiel de la communauté dans une phase d’activité politique ?
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